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Un pronom pas si neutre que cela...

"Iel" ou la cause du neutre : histoire d’une notion

La récente inclusion dans Le Robert en ligne de ce pronom désignant une personne sans faire référence à son genre, surtout utilisé dans les milieux militants, fait craindre à certains une dénaturation de la langue.

Dans un article publié par le quotidien "Le Monde", et reproduit ici avec son autorisation, Clara Cini fait le point sur cette polémique :

"On ne doit pas triturer la langue française quelles que soient les causes. (…) Les modifications inopinées de la langue française, ce n’est bon à aucun titre." C’est par ces mots que le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, a réagi, le 18 novembre dernier, à la décision du Robert d’ajouter le pronom "iel" à la version numérique de son dictionnaire. Il concluait que la langue française était "suffisamment complexe comme ça, on n’a pas besoin d’en rajouter".

Pourtant, il s’agissait précisément là "d’en rajouter". Pendant plusieurs jours, défenseurs de ce néologisme et, surtout, opposants ont défilé dans l’espace médiatique pour nourrir la polémique et commenter ce qui est devenu un événement.

Lydia Guirous, ancienne porte-parole des Républicains, a ainsi évoqué sur RTL, le 17 novembre, une "tyrannie des minorités qui veulent imposer à toute la société des choses (…) inutiles", tandis que, la veille, le député (LRM) de l’Indre François Jolivet s’insurgeait sur Twitter et tonnait : "J’ai écrit à l’Académie française".

L’escarmouche a été telle que Charles Bimbenet, directeur général des éditions Le Robert, a publié une lettre ouverte afin de justifier le choix d’intégrer "iel" au dictionnaire : "Si son usage est encore relativement faible, (…) il est en forte croissance depuis quelques mois.

De surcroît, le sens du mot “iel” ne se comprend pas à sa seule lecture – dans le jargon des lexicographes, on dit qu’il n’est pas “transparent” – et il nous est apparu utile de préciser son sens pour celles et ceux qui le croisent, qu’ils souhaitent l’employer ou au contraire… le rejeter. (…) Définir les mots qui disent le monde, c’est aider à mieux le comprendre".

Revenons à la définition proposée par Le Robert. Pronom hybride unissant "il" et "elle", "iel" forme un mot-valise indiqué comme "rare" dans le dictionnaire : "Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre."

D’emblée, c’est à une indifférenciation de genre que nous confronte ce néologisme, dont la signification est double. D’abord, dans son acception plurielle, le terme permet de se référer à un groupe multiple sans utiliser le masculin dit "générique" – tout comme son cousin présentatif "celleux", également employé.

Ensuite, dans son acception singulière, il permet de désigner une personne dont l’identité de genre ne peut être recouverte par les pronoms classiques "il" et "elle". Il s’agit donc d’un pronom neutre qu’on peut apparenter à un "on" moderne, peut-être plus pratique dans certains contextes et surtout plus militant.

Car l’origine de ce pronom est évidemment militante, ce que souligne la linguiste et maîtresse de conférences à l’université Paris-Sorbonne Julie Neveux, dans un entretien sur France Culture : "D’après l’expérience vécue par ces personnes non genrées, l’intégration du pronom “iel” résulte d’une réflexion sur ce qu’est le genre comme construction sociale et sur la langue comme système de représentation."

Elle poursuit : "Cela fait déjà quelques années que j’ai des requêtes de mes étudiants qui disent ne pas se reconnaître dans “il” ou “elle” et qu’ils aimeraient bien que je les désigne en tant que “iel”. C’est une réalité sociale que j’ai vue changer.

Avant Le Robert, d’autres dictionnaires attestaient déjà de l’usage de ce pronom, à commencer par le Wiktionnaire [dictionnaire en ligne participatif, libre et gratuit], qui date son émergence de 2013, et qui illustre son emploi par une citation du roman Les Furtifs, d’Alain Damasio (La Volte, 2019).

La Grande Grammaire du français, parue en octobre chez Actes Sud, évoque, elle aussi, ce pronom, tout en soulignant la grande richesse de l’ensemble dans lequel il s’intègre, comme le fait remarquer la linguiste Laélia Véron sur Twitter : "Vous vous souvenez quand Brigitte Macron avait dit qu’il y avait “deux pronoms”, “il” et “elle” ? Il y en a bien plus, mais surtout il y a une grande possibilité de variation des pronoms personnels, en genre, en nombre, et plus encore !"

Si l’usage de "iel" est attesté, quoique minoritaire, que reproche-t-on exactement à ce pronom ? Certains relèvent la complexification de la langue qu’il produit, ainsi que la difficulté d’accord qu’il présente : iel est beau ou belle ?

Dans une tribune publiée par Le Figaro, le 10 décembre, le professeur de littérature Stéphane Chaudier analyse ce terme comme une "forme sémantiquement ambiguë" qu’il est difficile d’intégrer au système existant, et dont il perçoit d’ores et déjà la "mort annoncée". De son côté, Julie Neveux semble plus prudente et parle d’« affaire linguistique en cours".

D’autres condamnent le terme – ainsi que la démarche du Robert dans son intégralité – parce que celui-ci témoignerait d’une posture idéologique, le "wokisme" – terme dérivé de l’anglais woke, signifiant "éveillé", et qui n’apparaît pour l’heure dans aucun dictionnaire. Dès lors, inclure "iel" dans un dictionnaire relèverait d’un militantisme inavoué qui n’aurait pas sa place dans un ouvrage à vocation scientifique.

On peut ici songer aux mots du lexicographe Alain Rey, qui, dans un article paru en 2005 dans la revue "Le Français aujourd’hui", démantelait ce fantasme de neutralité du dictionnaire : "Seule la naïveté volontariste d’une représentation unique, simple et linéaire de la langue, par un discours d’apparence scientifique, a pu induire l’illusion d’exhaustivité, et celle de la représentativité neutre." Comme quoi, "iel" n’est finalement pas si neutre que cela.

Source : Article de Clara Cini in "Le Monde" daté du 15 décembre 2021.


A lire aussi :

Sur LeMonde.fr : "Iel", le pronom neutre qui se faufile à l’université

Sur le blog de Michel Feltin-Palas : Pourquoi nous ne parlons pas la langue de Molière

Un article de l’historienne Eliane Viénot. Partisane de l’écriture inclusive, elle répond aux divers arguments avancés par les opposants au point médian.