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Le jargon de la communication tend non pas à enrichir le français mais à l’écraser

Franglais : quand l’Académie tire la sonnette d’alarme

Dans un rapport rendu public le mois dernier, les Immortels déplorent l’essor du franglais dans la communication institutionnelle et pointent un risque de fracture sociale et générationnelle.

Les exemples sont nombreux et pourraient se décliner sur des pages. Quelques illustrations par l’exemple : Air France inflige à ses clients sa « skyteam », la Poste propose une « pickup station » et la Fnac ses « french days ». Shocking !

D’autant que les jeux de mots sont souvent vaseux, sinon incompréhensibles. « Goût de France / Good France », lit-on sur le site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. « Alors, ready to Ouigo ? » », demande la SNCF. Et on ne se rend plus à l’université de Cergy-Pontoise mais à « CY » (« see why ») comme si l’on arrivait à New York (NY)… Et ce jargon n’est pas réservé à la région parisienne. Que penser du slogan « Sarthe me up » ? Maubeuge paraît-elle plus aimable en « creative city » ? Et Antibes-Juan-les-Pins, plus désirable avec cette offre : « Venez rider derrière des Correct Craft 200 Air Nautique » ?

Le 9 janvier 2020, l’Académie française a constitué une commission, composée de Gabriel de Broglie, Florence Delay, Danièle Sallenave, Dominique Bona, Amin Maalouf et Michael Edwards, afin d’étudier la communication institutionnelle en cours depuis quinze ans. Il en résulte un rapport d’une trentaine de pages dans lequel elle relève une « envahissante anglicisation » du français. Autant qu’une « saturation » de ce jargon, toutefois, elle souligne le risque d’une déstructuration de la grammaire, d’une perte de repères du grand public ayant pour conséquence une fracture sociale doublée d’une fracture générationnelle.

Un nouvel espéranto ?

En premier lieu, l’Académie rapporte des difficultés liées à ce sabir qui tient moins de la langue de Shakespeare que d’un anglais au rabais : le choix répété d’anglicismes avec des terminaisons en « -ing » et « -ty » entraîne une « altération du sens et de la fonction des mots », les calques souvent déviés d’expressions anglaises et les formes hybrides forment des « chimères lexicales composites assez indéfinissables », tels que « let’s cagnotte », « drive piétons ».

La syntaxe est bousculée, les prépositions disparaissent, les articles sont supprimés. Enfin, une large partie de ces anglicismes n’a aucune régularité ni de cohérence orthographique. On lit « start-up » puis « startups », « data » et « Data »… Cette marche forcée de la langue a pour résultante « des conséquences d’une certaine gravité sur la syntaxe et la structure même du français ».

« Made for sharing » est un slogan qui vise à vendre des pizzas, et des formules telles que « le climatiseur bi-split ou multisplit » sont censées aider Engie à promouvoir ses produits ; « unboring the future », lit-on encore chez Peugeot. Pierre Berville, publicitaire et auteur de "La Ville des ânes", analyse : « Il y a eu une dégradation des slogans depuis les années 1980.

L’anglais est devenu le nouvel espéranto. Les publicitaires pensent que ça fait branché d’utiliser des jeux de mots avec des anglicismes, or c’est une fausse bonne idée. » Stephen Clarke, auteur d’ "Elizabeth II ou l’humour souverain" (Albin Michel), renchérit : « Si personne ne comprend rien, c’est moins un problème de langue qu’un problème de mauvais slogan. »

C’est donc le triomphe de l’obscurité sur la clarté. Or, en niant le génie de la langue, sa rigueur et sa précision, la communication entre en contradiction avec ce qu’elle devrait être : « accessible ». Que comprendre à « une banque mobile » et « le risque cyber » ? On s’interroge : qui s’exprime ainsi ? À qui cela fait-il plaisir ? Sous des dehors de langage cool et connecté, le langage publicitaire est en total décalage avec l’usage de l’homme de la rue. Au comptoir des bars, à la boulangerie du quartier, au marché du dimanche… personne ne parle de la « zero emission valley », qui fait la fierté de l’Auvergne.

Et les Français, qu’en pensent-ils ?
 Deux Français sur trois jugent utile qu’une loi garantisse l’emploi du français dans la société
 47% des Français se déclarent agacés ou hostiles aux messages publicitaires comportant des mots en anglais
 Près d’un tiers des Français estiment que l’emploi de l’anglais dans la publicité gêne souvent la compréhension des messages

Un phénomène incontrôlable

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit moins d’une querelle de linguistes que d’un véritable fait de société, le risque étant, avec ce sabir, l’exclusion de toute une partie de la population. D’une part, parce qu’il se fonde sur une fausse vérité : « Le vocabulaire anglo-américain est souvent considéré à tort comme bien connu du public en général », s’alarme l’Académie. Parce qu’il « ne touche qu’une frange réduite, privilégiée, éduquée, de la population », il favorise ce qu’elle appelle « une insécurité linguistique ». Le mot est fort mais fait écho à l’enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) réalisée en 2020 : « 47 % des Français se déclarent agacés ou hostiles aux messages publicitaires comportant des mots en anglais. » En tête arrivent les 70 ans et plus, les retraités et les sexagénaires. Il y a ici un vrai hiatus sociolinguistique. Apparaît donc ce paradoxe : les publicitaires créent des anglicismes incompris et rejeté par une population qui n’en veut pas.

Évidemment, le phénomène n’est pas nouveau. Aujourd’hui, néanmoins, il s’est accéléré au point de devenir incontrôlable. L’entrée « quasi immédiate d’un nombre sans cesse croissant d’anglicismes rend désormais difficile leur assimilation », explique l’Académie française. Et d’ajouter : « Leur afflux massif, instable, porte atteinte à l’identité et éventuellement à l’avenir de notre langue. » Le Crédoc l’avait montré dans son enquête : « 70 % des Français pensent que la qualité de la langue française s’est détériorée dans les médias et sur les réseaux sociaux depuis dix ans. » On se demande bien comment un si pauvre anglais pourrait alors restaurer un français abîmé…

Bien sûr, il ne s’agit pas de « s’opposer à l’évolution du français, à son enrichissement au contact d’autres langues », précisent les Immortels. Ainsi, il ne viendrait à l’esprit de personne de remettre en question des anglicismes tels que « week-end », « babyfoot », « rock’n’roll »…

Seulement, le jargon de la communication tend non pas à enrichir le français mais à l’écraser. « On perd un élément de patrimoine et de complicité avec le consommateur quand on utilise une autre langue, qui plus est mal comprise », précise Pierre Berville. D’ailleurs les touristes anglophones, à qui s’adresse cette communication, rient de nos mauvais anglicismes comme « Homly you ». « Ils deviennent comiques quand ils sont mal utilisés, relève le Britannique Stephen Clarke. “Hype”, par exemple, n’est pas de l’anglais, c’est du blabla marketing. »

De même, le « break », le « drive », l’« open space » sont de faux anglicismes. « La langue bouge, c’est son mouvement naturel, analyse l’auteur. Si personne n’emploie ces mots, alors ils disparaîtront. On ne peut pas dicter la langue. »

L’usage a toujours le dernier mot, et, comme le note l’Académie, il s’agit de « tenir compte de la réalité sociale du pays ». Les Sages font donc part de leur inquiétude. « Il importe de ne pas s’accommoder complaisamment d’une uniformisation et d’une simplification excessives, de ne pas entrer dans un moule unique, se laisser entraîner vers une pensée unique », note-t-elle. En cette période d’élection présidentielle, l’Académie semble plus que jamais passer un appel aux candidats qui affichent leur ambition de diriger le pays : « Le but à atteindre est triple : tenir compte du public dans son ensemble, contribuer au maintien du français et permettre que la langue française puisse participer à une mondialisation réussie : un enjeu sociétal. »


Illustration : "Réunion de l’Académie de Française" 1714 - Musée du Louvre.